V

 

Lee se leva à son tour : « Votre Honneur, nous ne contestons aucune des déclarations du demandeur. Il a exposé les faits avec exactitude et je lui adresse tous mes compliments pour sa modération.

— Dois-je comprendre, Maître, demanda le juge, que vous avez l’intention de plaider coupable ? Avez-vous par hasard décidé de vous en remettre à l’indulgence de la Cour ?

— Pas du tout, Votre Honneur.

— Je dois avouer, dit le juge, que je suis incapable de suivre votre raisonnement. Si vous êtes d’accord avec les accusations portées contre votre client, je ne vois pas comment je pourrais éviter de prononcer un jugement en faveur du plaignant.

— Votre Honneur, nous nous proposons de démontrer que le demandeur, loin d’avoir été lésé, a voulu léser la société. Nous nous proposons de vous démontrer que, par sa décision de dissimuler l’existence du robot Albert après l’avoir mis au point, la Compagnie Brikol a, en fait, privé le monde entier d’une évolution logique, c’est-à-dire en fait d’un héritage commun de la culture technologique.

« Votre Honneur, nous sommes convaincus que nous sommes en mesure de prouver la violation par la Compagnie Brikol de certaines lois visant les monopoles, et nous avons l’intention de montrer que le défendeur, loin d’avoir causé aucun tort à la société, lui a rendu un service qui lui sera hautement bénéfique.

« Nous irons encore plus loin, Votre Honneur, car nous avons aussi l’intention d’apporter des témoignages prouvant que les robots, en tant que groupe, sont actuellement privés de certains droits inaliénables…

— Maître, fit le juge en guise d’avertissement, un robot n’est qu’une simple machine.

— Nous prouverons, Votre Honneur, qu’un robot est beaucoup plus qu’une simple machine. En fait, nous sommes prêts à fournir des preuves qui, nous en avons la certitude, établiront qu’en tous points, à part le métabolisme de base, le robot est la contrepartie de l’homme et que son métabolisme de base lui-même présente certaines analogies avec le métabolisme humain.

— Maître, nous nous écartons beaucoup du sujet. La question est de savoir si votre client s’est illégalement approprié, pour son usage personnel, un bien appartenant à la Compagnie Brikol. Les débats doivent se limiter à cette unique affaire.

— C’est bien ainsi que je l’entends, Votre Honneur, dit Lee. Mais, par ce moyen, j’ai l’intention de prouver que le robot Albert n’était pas une propriété privée, et ne pouvait par conséquent être ni volé ni vendu. Je vais montrer que mon client, au lieu de le voler, l’a en réalité libéré. Si, pour ce faire, je dois me livrer à certaines digressions nécessaires à établir des points essentiels, je prie la Cour de m’excuser de l’importuner ainsi.

— Ce procès importune la Cour dès le début, rétorqua le juge. Mais c’est ici une Cour de Justice et vous avez le droit d’essayer de prouver ce que vous avez avancé. Vous voudrez bien m’excuser si j’émets l’opinion que tout cela me paraît tiré par les cheveux.

— Votre Honneur, je ferai de mon mieux pour vous ouvrir les yeux et modifier votre opinion.

— Très bien, dit le juge. Et maintenant, revenons-en aux faits. »

*
**

Le procès dura six semaines et passionna tout le pays. Les journaux étalaient d’énormes manchettes à la une. La radio et la télévision en abusèrent dans leurs programmes. Les voisins se brouillèrent à ce sujet, et on en discutait à tout bout de champ, au coin des rues, en famille, au club ou au bureau. Les lecteurs adressèrent un flot continu de lettres à la rédaction des journaux.

Il y eut des meetings où l’indignation publique se donnait libre cours pour protester contre cette hérésie de prétendre qu’un robot fût l’égal de l’homme, tandis que se formaient d’autres associations pour la libération des robots. Dans les cliniques pour malades mentaux, le nombre des Napoléon, des Hitler et des Staline connut une régression spectaculaire au profit de malades qui, marchant au pas de l’oie, juraient qu’ils étaient des robots.

Pour des raisons d’ordre économique, le ministère des Finances intervint. Il fit pression sur la Cour pour qu’elle maintienne, une fois pour toutes, que les robots étaient des biens immobiliers. En cas de jugement contraire, précisait le document, les robots seraient exempts de taxes, et l’Etat aurait à faire face à une lourde diminution de ses revenus.

Le procès se poursuivait toujours.

Les robots sont doués du libre arbitre. Assertion facile à démontrer. Un robot pouvait mener à bien la tâche qui lui était confiée en adaptant sa conduite en fonction de facteurs éventuels imprévus. On put établir que, dans la plupart des cas, le jugement des robots se révélait plus sûr que celui des humains.

Les robots avaient la faculté de raisonner. Sur ce plan, pas l’ombre d’un doute.

Les robots pouvaient se reproduire. Cette fois, c’était une question embarrassante. Tout ce que faisait Albert, prétendait la Compagnie Brikol, c’était d’accomplir la tâche en vue de laquelle on l’avait fabriqué. Il se reproduisait, répondait Lee ; il faisait des robots à son image. Il les aimait et les considérait comme sa famille. Il leur avait même donné à chacun un nom qui ressemblait au sien : leurs noms à tous commençait par un A.

Les robots n’avaient aucune spiritualité, soutenait le demandeur. Remarque peu pertinente, rétorquait Lee. La race humaine comportait des agnostiques et des athées qui n’en étaient pas moins des hommes.

Les robots étaient incapables d’émotions. Qu’en savait-on, objectait Lee. Albert aimait ses enfants. Les robots avaient le sens de la loyauté et de la justice. Si certaines émotions leur étaient inconnues, peut-être en était-il mieux ainsi. La haine, par exemple, ou encore la cupidité. Lee passa près d’une heure à exposer à la Cour le triste dossier de la haine et de la cupidité humaines.

Il consacra une autre heure à disserter contre la servitude à laquelle était soumise des êtres doués de raison.

Les journaux n’omirent aucun détail. Les avocats du demandeur étaient au supplice. La Cour enrageait. Le procès continuait toujours.

« Maître, demanda le juge, tout ceci est-il nécessaire ?

— Votre Honneur, répliqua Lee, je m’efforce simplement de prouver de mon mieux ce que j’ai avancé, c’est-à-dire que l’acte illégal dont mon client est accusé n’existe pas. J’essaie simplement de démontrer que le robot ne peut être la propriété de personne, et que, s’il n’est la propriété de personne, il ne peut être volé. Je ne fais que…

— Très bien, dit la Cour, très bien, Maître, continuez. »

Les avocats de Brikol sortirent citations sur citations à l’appui de leurs thèses. Lee, leur renvoyant la balle, lança d’autres citations pour réfuter celles de l’accusation ou les réduire à néant. Le langage obscur de la dialectique juridique donna naissance à ses plus belles fleurs. Des décisions et des jugements confus, depuis longtemps oubliés, furent invoqués, discutés, disséqués.

A la lumière du procès, une constatation s’imposa peu à peu. L’obscur avocat Anson Lee, après avoir essuyé les salves d’une armée d’experts déployée contre lui, restait maître du champ de bataille. Il avait toujours en réserve le texte de loi, la référence, les documents, la jurisprudence, enfin tous les faits et raisonnements susceptibles de se rapporter à l’affaire.

Ou, plus exactement, c’étaient ses robots qui avaient tous ces renseignements sous la main.

Comme des fous, ils griffonnaient des notes, qu’ils lui tendaient ensuite. À la fin de chaque audience, on eût dit un océan de papiers éparpillés autour de la table du défendeur.

Le procès s’acheva. Le dernier témoin quitta la barre. Le dernier avocat se tut. Lee et les robots restèrent en ville, attendant la décision de la Cour, tandis que Knight regagnait son domaine. C’était pour lui un soulagement de savoir que tout était terminé, et que cela ne s’était pas aussi mal passé qu’il l’avait craint ! Du moins, n’avait-on pas donné de lui l’image d’un fou ou d’un voleur. Grâce à Lee, son amour-propre était sauf. Restait à savoir si, toujours grâce à Lee, sa personne aussi serait tirée d’affaire.

Gordon Knight, qui volait fort haut, aperçut de loin sa maison et se demanda ce qui lui était arrivé. Elle paraissait entièrement entourée d’un rideau de pieux élevés. Accroupis sur la pelouse, se trouvaient une bonne douzaine d’étranges dispositifs rappelant des lance-fusées.

Il descendit en planant et se pencha pour mieux voir.

Des pieux de quatre mètres de haut étaient reliés, de la base au sommet, par un réseau de solide grillage qui emprisonnait toute la propriété, comme eût pu le faire une toile d’araignée tissée d’acier. Sur la pelouse, les appareils étaient prêts à fonctionner ; ils avaient tous la gueule de leur lance-fusée pointée sur lui. Un instant, il sentit sa gorge se serrer en voyant les fusées.

Avec précaution, il amorça sa descente et ne reprit son souffle qu’en sentant les roues se poser sur l’esplanade. Tandis qu’il sortait lentement de l’appareil, il aperçut, à l’angle de la maison, Albert qui se précipitait à sa rencontre.

« Que se passe-t-il donc ici ? demanda-t-il au robot.

— Mesures d’urgence, répondit Albert. Rien d’autre, patron. Nous sommes prêts à toute éventualité.

— C’est-à-dire ?

— Oh, si par exemple la foule s’excite et décide de faire justice elle-même.

— Ou si le jugement ne nous est pas favorable ?

— À cela aussi, patron.

— Vous ne pouvez pas vous battre contre le monde entier.

— Nous ne retournerons pas chez Brikol. Jamais la Compagnie ne mettra la main sur moi ou sur un de mes enfants.

— Plutôt la mort ! poursuivit Knight d’un ton railleur.

— Plutôt la mort ! répéta gravement Albert. Et nous autres, robots, nous ne sommes pas faciles à abattre.

— Et toute cette artillerie mobile qui parcourt la propriété dans tous les sens ?

— Les forces défensives, patron. Ils peuvent descendre tout ce qu’ils visent. Ils sont munis d’yeux télescopiques branchés sur des ordinateurs et des détecteurs ultrasensibles ; les fusées elles-mêmes sont douées d’une intelligence rudimentaire suffisante pour leur faire reconnaître le but qu’elles poursuivent. Si l’une d’elles vous prend en chasse, inutile d’essayer de l’éviter. Autant vaudrait rester assis à attendre qu’elle vous atteigne. »

Knight s’épongea le front. « Il faut abandonner cette idée, Albert. En une heure, c’en serait fait de vous tous. Une seule bombe…

— J’aimerais mieux mourir, patron, que de les laisser nous reprendre. »

Knight se rendit compte qu’il n’y avait rien à faire.

Après tout, pensa-t-il, c’était là véritablement une attitude humaine. Ces paroles qu’Albert avait prononcées avaient été maintes fois répétées tout au long de l’histoire.

« J’ai d’autres nouvelles à vous annoncer, dit Albert. Quelque chose qui va vous faire plaisir : j’ai des filles, maintenant.

— Des filles ! Avec l’instinct maternel ?

— Il y en a six, dit Albert avec fierté. Alice, Angélique, Agathe, Alberte et Augusta. Je n’ai pas fait l’erreur que Brikol avait commise avec moi. Je leur ai donné des prénoms féminins.

— Elles sont toutes capables de se reproduire ?

— Elles méritent d’être vues ! À nous sept, nous avons si bien travaillé que nous avons épuisé le matériel qui restait ; j’en ai donc acheté une bonne réserve et j’ai tout fait mettre à votre compte. J’espère que cela ne vous ennuie pas.

— Albert, dit Knight, ne comprends-tu pas que je n’ai plus le sou ? Je suis à sec. Il ne me reste pas un centime. Tu m’as ruiné.

— Au contraire, patron, nous vous avons rendu célèbre. Votre nom a paru en première page de tous les journaux et on ne voyait plus que vous à la télévision. »

Knight quitta Albert, monta en trébuchant les marches du perron et pénétra dans la maison. Il y trouva un robot qui, pourvu d’un aspirateur en guise de bras, nettoyait la moquette. Un autre robot, les doigts en pinceaux, refaisait méticuleusement la peinture des boiseries. Un troisième frottait les briques de la cheminée avec ses mains-brosses.

Dans son atelier, Grâce chantait. Knight s’approcha de la porte et jeta un coup d’œil à l’intérieur.

« Ah ! c’est toi, dit-elle. Quand es-tu rentré, chéri ? Je dois sortir dans une heure environ. Je suis en train de travailler sur cette marine, et l’eau est si difficile à rendre ! Je ne veux pas le lâcher maintenant, car je crains de perdre mon inspiration. »

Knight battit en retraite jusque dans la salle de séjour où il réussit à trouver un fauteuil dont aucun robot ne s’était encore emparé.

« Je voudrais de la bière », dit-il, impatient de voir ce qui allait se passer.

A l’instant, un robot sortit de la cuisine. C’était un robot au ventre arrondi en forme de tonneau ; il était muni en bas d’une cannette et, à la hauteur de sa poitrine, s’alignait une rangée d’étincelantes chopes de cuivre.

Il tira de la bière pour Knight. Elle était fraîche et avait un goût agréable.

Knight s’assit pour boire sa bière et vit, par la fenêtre, que les forces défensives d’Albert avaient à nouveau adopté leurs positions stratégiques.

C’était un beau gâchis ! Si le jugement lui était contraire, et que Brikol vienne réclamer son bien, il se trouverait là, en plein milieu de la guerre civile la plus fantastique qu’ait jamais connu l’histoire de l’humanité. Il essaya d’imaginer quel chef d’accusation on pourrait porter contre lui, au cas où une telle guerre éclaterait. Révolte à main armée ? Refus d’obéissance aux forces de l’ordre ? Incitation à la rébellion ? On trouverait toujours un bon motif. À moins, bien sûr, qu’il ne soit déjà mort.

Il ouvrit la télévision et se carra dans son fauteuil pour regarder l’écran.

La figure boutonneuse d’un speaker apparut, et le haut-parleur débita ses nouvelles : « … toutes les affaires restent pratiquement en veilleuse. De nombreux industriels se demandent si, en cas de victoire de Knight, ils ne seront pas entraînés dans de longs et coûteux procès pour établir que leurs appareils automatiques ne sont pas des robots, mais de simples machines. Il est indubitable que la plus grande partie des installations industrielles automatiques est composée de machines, mais dans tous les cas, les organes de commande sont contrôlés par des mécanismes robotiques doués d’intelligence. Si ces derniers sont classés au nombre des robots, les industriels pourront faire l’objet de lourdes poursuites en dommages-intérêts, et même de poursuites criminelles pour séquestration de personnes.

« À Washington, les consultations continuent sans interruption. Les Finances s’inquiètent de la perte d’une source importante d’impôts, mais d’autres problèmes gouvernementaux causent une anxiété plus grande encore. Une décision en faveur de Knight signifierait-elle que tous les robots devraient automatiquement être déclarés citoyens ?

« Les hommes politiques ne sont pas exempts de soucis non plus. Ils risquent d’avoir à compter avec une nouvelle catégorie d’électeurs, et ils se demandent tous comment ils s’assureront les voix des robots. »

Knight tourna le bouton pour éteindre l’appareil, et s’installa devant une seconde bouteille de bière.

« Elle est bonne ? demanda le robot préposé à la bière.

— Excellente », répondit Knight.

*
**

Les jours passèrent. La nervosité générale s’accrut.

Lee et ses robots-avocats furent placés sous la protection de la police. Dans certaines régions, des bandes de robots se formèrent et se réfugièrent sur les hauteurs par crainte de la violence. Dans de nombreuses industries, l’ensemble de l’équipement automatique se mit en grève et réclama la reconnaissance de ses droits et la possibilité de se faire entendre. Dans une demi-douzaine d’Etats, les gouverneurs alertèrent la milice. Un nouveau spectacle, Le Citoyen robot débuta à Broadway et déchaîna la fureur de tous les critiques, tandis que le public louait ses places une année à l’avance.

Vint enfin le jour du jugement.

Assis en face de l’écran de sa télévision, Knight attendait l’entrée du juge. Derrière lui, il entendait le cliquetis des robots, toujours présents. Dans son atelier, Grâce chantait joyeusement. Il se surprit à se demander combien de temps encore elle continuerait à faire de la peinture. Elle ne s’était jamais intéressée à rien d’autre pendant aussi longtemps et, la veille ou l’avant-veille encore, il avait envisagé avec Albert la construction d’une galerie où elle pourrait accrocher ses toiles afin que la maison en soit moins encombrée.

Le juge parut enfin sur l’écran. Il ressemblait pensa Knight, à un homme qui, tout en ne croyant pas aux fantômes, en aurait cependant vu un.

« Ce jugement est le plus difficile que j’aie jamais eu à rendre, commença-t-il d’un ton fatigué, car en suivant la lettre de la loi, je crains d’aller à l’encontre de son esprit.

« Après avoir longuement et gravement pesé les termes de la loi et examiné les dépositions recueillies au cours de ce procès, je décide en faveur du défendeur, Gordon Knight.

« En outre, et bien que cette décision soit limitée à cette seule conclusion, j’estime de mon devoir d’attirer l’attention sur un autre point essentiel soulevé par ce procès. Le jugement s’appuie sur le fait que la défense a prouvé que les robots ne sont pas des biens privés, que, par conséquent, ils ne peuvent être possédés par quiconque et qu’il a donc été impossible au défendeur d’en voler un.

« Mais en démontrant ce point à la satisfaction de la Cour, on a ouvert la voie à d’autres conclusions beaucoup plus lourdes de conséquences. Si les robots ne sont pas un bien immobilier, ils ne peuvent être taxés comme tels. Et dans ce cas, ce sont nécessairement des personnes, ce qui signifie qu’ils peuvent jouir de tous les droits accordés aux personnes et sont naturellement soumis aux mêmes obligations et aux mêmes responsabilités que les êtres humains.

« Il m’est impossible de rendre un autre jugement. Et pourtant, cette décision révolte ma conscience personnelle. C’est la première fois, dans toute ma carrière, que j’ai jamais souhaité qu’une Cour d’une compétence plus élevée, d’une sagesse plus avisée que la mienne, juge bon d’annuler ma résolution ! »

Knight se leva et sortit dans son jardin de cent arpents, dont la beauté se trouvait quelque peu gâchée par la clôture haute de quatre mètres.

Le procès s’était achevé dans les meilleures conditions. Knight était déclaré non coupable de l’accusation portée contre lui ; il n’avait pas de taxes à payer ; Albert et les autres robots étaient des êtres libres, ayant le droit de faire ce que bon leur semblait.

Passant devant un banc de pierre, il s’y assit, et regarda de l’autre côté du lac. La vue était magnifique, tout juste ce dont il avait rêvé, pensa-t-il, peut-être encore plus admirable, avec ses allées et ses ponts, ses parterres de fleurs et ses jardins de rocaille, ses voiliers miniatures au mouillage qui se balançaient au gré du vent sur le lac ridé par les vagues.

Il restait là, assis, perdu dans sa contemplation et, malgré la beauté du parc, il se rendit compte qu’il n’en éprouvait aucune fierté et n’en tirait guère de plaisir.

Il leva les mains qu’il avait posées sur ses genoux et les examina. Il fit jouer ses doigts qu’il arrondit comme s’il allait saisir un outil. Mais ses mains étaient vides. Il comprit alors pourquoi il avait perdu tout intérêt pour son jardin et n’y trouvait aucune joie.

Et les maquettes de train ? le tir à l’arc ? son chien mécanobiologique ? la poterie ? et les huit pièces qu’il avait bâties pour les ajouter à la maison…

Pourrait-il jamais trouver à nouveau du réconfort en construisant un modèle réduit, ou en réussissant, de ses mains d’amateur, une pièce de céramique ? Et même s’il en était capable, le lui permettrait-on ?

Il se leva lentement et se dirigea vers la maison. Au seuil de la porte, un sentiment d’inutilité et de lassitude le fit hésiter.

Il descendit finalement la rampe qui menait au sous-sol.

Albert, qui l’attendait en bas, le prit dans ses bras. « On a gagné, patron ! Je savais bien qu’on allait gagner ! »

Il repoussa Knight à distance et lui mit la main sur l’épaule. « On ne vous abandonnera jamais, patron. Nous allons rester ici et travailler pour vous. Vous n’aurez plus jamais besoin de rien faire. Nous ferons tout à votre place !

— Albert…

— Tout ira bien, patron. Vous n’aurez plus à vous inquiéter de rien. On va régler cette question d’argent. Nous allons fabriquer une armée de robots-avocats, et on se fera payer un bon prix.

— Mais, ne vois-tu pas…

— Pour commencer, cependant, poursuivit Albert, nous allons demander un arrêt qui nous assure le droit à l’existence. Nous sommes faits d’acier, de verre, de cuivre et diverses autres matières, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! nous ne pouvons pas permettre aux hommes de gaspiller la matière qui nous compose, non plus que l’énergie qui nous maintient en vie. Et je vous en donne ma parole, patron, on l’obtiendra ! »

L’air désabusé, Knight s’assit au bas de la rampe ; il aperçut devant lui un panneau qu’Albert venait d’achever de peindre. On y lisait, en élégants caractères dorés finement soulignés de noir :

anson, albert, abner

angus & associÉs

avocats

« Et ensuite, patron, dit Albert, on rachètera la Compagnie Brikol. Ils ne pourront plus rester dans les affaires, après ce qui s’est passé. Nous allons faire coup double, patron. Nous allons fabriquer des robots. Des quantités de robots. On n’en fera jamais assez, je l’ai toujours dit. Et puis, comme on ne veut pas vous laisser tomber, vous les humains, on continuera à vendre des coffrets Brikol. Mais tout sera déjà monté pour vous épargner le mal d’assembler les pièces vous-même. Que pensez-vous de mes idées, comme point de départ ?

— C’est magnifique ! murmura Knight.

— Nous avons tout prévu, patron. Vous n’aurez plus aucun souci à vous faire jusqu’à la fin de vos jours.

— Non, reprit Knight. Plus aucun. »

 

Traduit par Micheline Legras-Wechsler.

How-2.

Tous droits réservés.

@ Librairie Générale Française, 1974, pour la traduction.

 

 

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